Twitter et Temps

détail d'un vase du Louvre

Yann Leroux: Une Psychologie de Twitter" in " comment tirer le meilleur parti de twitter "

2.EXPERIENCES DU TEMPS :flèches et colles

Parmi les auteurs que YL cite, je retiens ces remarques qui concernent le temps.
De Grohol: Dans le monde offline, des signaux marquent le début et la fin des conversations. Ces marqueurs n’existent pas dans Twitter et cela peut encourager le besoin d’être présent afin de ne rien manquer.Mais comme on manque toujours quelque chose et qu'on ne sait pas quoi dans un flot incessant, il se pourrait que "beaucoup de personnes commencent à ressembler à des zombies en essayant de traiter toute l’information qui leur arrive".
(Pour paraphraser Grohol à ma manière je dirais:existences devenant inconsistantes hypnotisées par des flux temporels indéfinis.)
Pour Moses "Understanding the psychology of Twitter" (qui s'appuie sur la pyramide des besoins de Maslow (1943) le sentiment d’être relié à des gens via Twitter permet de satisfaire des besoins d’appartenance:besoins d’estime de soi et de reconnaissance sociale. Twitter serait alors un exercice de "narcissisme inconditionnel" puisque le service est basé sur l’idée que les autres puissent être intéressés par ce que je fais. Il serait donc la preuve que nous vivons dans un monde narcissique.

Reste à savoir en quel sens ce monde serait narcissique et on pourrait commencer à partager (toutes proportion gardée) l'effroi que confiait Paul Virilio.Quel serait le "narcissisme" de très grandes quantités de zombies, followers de quelque "internaute à galaxies", si ce n'est une mégalomanie d'appartenance (dont le XX°siècle a montré l'implacable fonctionnement?). Peut-être que quelque chose de cette ombre n'est pas pour rien dans les métaphores qui sont ensuite arrivées dans le texte de YL lui-même.

Ce que Yann Leroux décrit dans son article "Une psychologie de Twitter", c'est une situation de retournement en son contraire: le bonheur et l'élan des rencontres et liens que l'on fait sur l' Internet pouvant devenir avec Twitter le supplice du TROP :trop d'appels, de signaux, de bruits dans une forme très particulière d'instantanéité. Ce TROP était en gestation dans le deuxième temps de la blogosphère, le plaisir de bloguer se transformant pour beaucoup en charge, devoir, poids de toutes sortes.Ce TROP a pris récemment des proportions gigantesques, et pas seulement pour les überutilisateurs à galaxies de suiveurs.A ce moment où l'accroissement des quantités vient peut-être changer la qualité même du cybermonde, c'est bien la question de ce qu'est l'Internet qui se pose à nouveau.
Avec la Tunique de Nessos, c'est dans l'univers de l'Hydre de l'Herne que YL nous transporte.On sait que L'hydre de l'Herne partage avec Léviathan la possibilité d'incarner un danger multiple, immortel,absolu: une des formes de l'état totalitaire.
YL s'appuie sur Ovide, ici ce sera Sophocle,les trachiniennes (1)
Donc nous avons le centaure Nessos qui fait fonction de passeur et qui propose de l'aide à Héraclès et à sa femme Dejanire, arrêtés devant le fleuve Evenos.Héraclès traverse à la nage et pense que Nessos va violer Dejanire. Il lui décoche une flèche empoisonnée (poison qui vient du sang de l’Hydre de Lerne, dans lequel Heraclès a trempé toutes ses flèches..voulant les rendre ainsi infaillibles). Avant de mourir, Nessos conseille à Déjanire de recueillir soigneusement son sang empoisonné, et lui donne la recette d'un philtre d'amour.Elle le fait et le conserve jusqu'au jour où elle apprend que Héraclès aime la jeune et belle Yole..Pensant avoir le moyen de retrouver l'amour d'Heraclès, elle lui fait alors porter une tunique bien imprégnée du philtre. Mais cette tunique colle aussitôt à la peau d'Héraclès et le brûle sans qu'il soit possible d'en arracher le moindre morceau.Il préfère donc en finir avec une vie aussi atroce (ainsi que Dejanire qui se suicide).Ce qui fait sens (un peu humoristique) dans cette histoire en relation avec la question du temps, c'est le feed-back: Héraclès envoie du poison par une flèche (et s'il est un symbole du temps animé par la vitesse, c'est bien la flèche..!), et le poison lui fait retour comme "colle absolue" :pas une cellule de sa peau n'échappe à cette poisse. (la "colle" parait pourtant à plusieurs une très bonne chose du web groupal, c'est ce qui ferait tenir ensemble des "multitudes" sur l'Internet pour la satisfaction des" besoins sociaux" de tous..). Mais il y a plus: ce feed back en accomplit un autre, il vient dire que l'Hydre de l'Herne n'a pas entièrement disparu, que son poison mortel circule toujours et revient jusqu'à Héraclès lui-même, jetant une ombre sur sa victoire passée.Le cercle mortifère est doublement bouclé.
Tout ce qui nous aide à rendre figurable ou pensable ce que nous éprouvons dans le cybermonde (et qui donc permet de ne pas être piégé par l'excès de signaux, les réflexes, l'info-confetti, les émotions immédiates et immédiatement remplaçables) est important. Mais pour que la métaphore tragique de la Tunique de Nessos fonctionne vraiment, il faudrait que l'idée du Web comme "contenant" soit une idée partagée et que la théorie du "moi-peau" y soit appliquable.
Il y a là une question de fond:
- pour moi l'Internet et ses pratiques n'activent pas chez tout le monde les mêmes structures fantasmatiques, et bien que des structures très archaïques puissent être réactivées, je ne pense pas que ce temps de la constitution du moi-peau (qui ignore encore des fonctionnements comme ceux de la pulsion de voir par exemple) nous soit d'un grand secours pour penser notre expérience-web.
- mais si j'ai cette opinion au sujet de l'utilisation-web du concept de "moi-peau", c'est d'abord parce que considérer le web comme un contenant n'est qu' une hypothèse que je ne partage pas.Je ne sais pas ce qu'est le Web : je me le "représente", le "ressens", "l'utilise", comme illimité, insaisissable, se développant hors de toute vraie prise, ce n'est pas un espace fini , c'est un "milieu" sans commune mesure avec ce que je peux nommer "moi" et je ne suis pas certaine du tout que les interfaces entre "moi" et cet "être" soient de la nature de l'enveloppe..Et pour d'autres, ce sera différent encore.
Le cycle d'air et de sang empoisonnés dont cette tunique n'est qu'un moment va de mort en mort: mort de l'Hydre, mort de Nessos, mort de Dejarine, mort d'Héraclès.Mais la tête immortelle de l'hydre a été transformée en roc (les marais pestilentiels ont été asséchés) et Apollodore raconte qu’une nuée descendit du ciel, se plaça sous le corps en feu d'Héraclès et l’éleva lentement vers l'Olympe où il vit heureux de la vie des Immortels..
L'Internet (Protée?) se développe massivement en tous sens et en plusieurs systèmes et formes, ses nouveautés proposent des liens ultra-rapides et ultra-nombreux qui nous engagent dans des pratiques que nous dominons plus ou moins bien..Pas de panique: beaucoup de zones sont encore largement compatibles avec un véritable exercice personnel de la liberté.La liberté c'est aussi de ne pas ouvrir son micro quand des pratiques sont devenues trop aliénantes ou persécutrices:Le Web est un monde d'où l'on peut s'absenter et revenir (presque)(2) comme on veut.
1.Comment ne voir l'Internet que comme menace quand on trouve cet énorme travail de juxta rendu disponible en un clic, et tant d'autres travaux semblables, qui nous aident à développer sans cesse mieux notre culture..?


2.Ce "presque" touche à la capacité d'être seul, j'y reviendrai.
à suivre
Genevieve Lombard Bordeaux 17 février 2010