Evocative object

     
  fr

Entendre la proposition que Sherry Turkle a faite aux psychanalystes à Vienne en 2002 me paraît un devoir de pensée, même et surtout si le travail à accomplir est difficile à déterminer.

Ouvrant un débat de fond sur la question de savoir si la culture informatique relègue la culture psychanalytique au rang de culture dépassée, dégageant plusieurs types de problèmes qui sont loin d’être étrangers aux psychanalystes, ST nous invite  à travailler de concert (que nous soyons spécialistes de la culture digitale ou psychanalystes) aux questions, problèmes et possibilités nées avec ce nouvel univers. Plus précisément, ce sont les  expériences que nous faisons avec des objets nouvellement apparus qu’elle désigne à nos études parce que- étant d’ espèce très particulière- ces "evocative objects" nous imposeraient de faire avec eux des expériences qui nous changent.

 
  On est d’abord troublé par cette idée, car cette nouveauté peut paraître aussi vieille que l’humanité, qui est justement l’humanité probablement grâce à cela :la capacité d’avoir produit des objets techniques (taille du silex, conservation du feu, écriture…) qui l’ont transformée, l’invention technique et scientifique (et leurs conséquences)  n’ayant jamais cessé de modeler et l'humanité et l'ensemble de son environnement. Michel Serres résume ainsi « l’effet technologie »sur le cas de l'écriture: « Quand l'écriture apparaît, c'est un lieu commun de tous les historiens que de dire qu'elle a affecté la ville, l'Etat, le droit et probablement le commerce. Une grande partie des pratiques sociales dont nous sommes les héritiers sont issues de l'écriture. Sans parler du monothéisme, la religion de l'écrit. Et puis, quand arrivent la Renaissance et l'invention de l'imprimerie, à peu près les mêmes zones de la société sont touchées : nouvelles formes de démocratie, nouveaux droits, nouvelle pédagogie. » Tout le monde sait aussi que les « objets » de la révolution industrielle -pour prendre celle qui est la plus proche de nous- nous ont « conditionnés » de mille manières. Serions-nous au seuil, avec « les objets de la révolution numérique », de « changements » plus radicalement nouveaux encore. ? C ‘est ce que suggère M.Serres quand il dit : « Je crois donc que l'avancée prodigieuse des techniques actuelles n'est pas historique mais hommienne, pas de l'ordre de l'histoire mais de l'évolution. »  
     
  C'est ce que Sherry Turkle développe.  
  Pour étayer l'hypothèse selon laquelle  les « sujets » que nous sommes seraient en train de « changer profondément »dans le commerce qu'ils entretiennent avec leurs nouveaux "objets", Sherry Turkle  utilise le concept de « relation d’objet ».Dans la culture de la psychanalyse ce concept est loin d’être clair . Chez Freud, « objet » apparaît surtout dans la théorie des pulsions comme un des quatre paramètres de celle-ci, l'« objet » étant ce par quoi la satisfaction arrive au sujet, en ramenant le retour au calme de l' économie pulsionnelle. Rappeler ce point peut avoir une importance, car - avec les "evocative objects" il va bien s'agir d'"objets" qui nous apportent satisfactions et soucis, occasions de développement et nouvelles dépendances etc.. La référence que ST fait directement à Freud est celle de Deuil et Mélancolie : l’internalisation de "l’objet perdu" et ses projections. Sherry Turkle rappelle que c’est surtout Balint qui a développé une  théorie de "la relation d’objet", ainsi que Winnicott puis Erikson. C'est à partir des travaux d'  Erikson  que ST va faire la différence entre  « la relation d’objet » qui est la relation avec "un autre humain" dans les textes classiques de la psychanalyse (l’objet pouvant être ici par exemple « le sein » ) et une relation d'objet qui se ferait avec des "objets-non humains". Créés par les humains, les objets non-humains sont - selon  les différentes théories de la technique- en relation de modification avec nous depuis toujours; mais jusqu’à une date récente, ils ne pouvaient pas être considérés comme étant « vivants », ou « pensants » ou ayant des « intentions » à notre égard, excepté pendant la période animiste de l’enfance. C ‘est ce qui - selon Sherry Turkle- serait en train de changer.  
  Dans le couple que forment un sujet et un « evocative object », le sujet ne pourrait pas s’adapter à l’objet sans changer lui-même. 
Changer en devenant plus ou moins fou ? ce n’est pas exclu, si on en croit l’exemple que ST rapporte : « quand mon palm pilot s’est  crashé, c’était comme la mort. Plus que je ne pouvais en supporter. J’avais perdu mon esprit ».
Changer en développant de nouvelles capacités d’adaptation et en considérant ces objets comme des « moi-auxiliaire » ? ici c 'est vers Kohut que se fait la référence. Changer en jouant tel ou tel aspect de l'identité? c'est ce que semble proposer Ray Kay Kurzweil avec sa "créature" Ramona, qu'il fait vivre sur l'écran comme son "alter ego virtuel"...Il me semble qu'étudier les différences entre Ramona et Olympia, toutes les deux créées de toutes pièces et de tous paramètres par un expérimentateur informaticien ou mécanicien, toutes les deux "étranges", permettrait peut-être de saisir un peu les nouveaux styles d'inter-action et la nature des jeux avec l'identité qui deviendraient - selon Minsky et Kurzweil-monnaie courante sur l'Internet..? 
 
  Parmi tous les chemins passionnants ouverts, quant aux «modifications sujet» dans le couple «sujet-evocative object», je vais essayer de  développer celui qui m’intéresse le plus , celui qui concerne cette sorte de nouvelle nécessité d'être amené «à penser autrement le sujet , l'autre, l'intention, le désir, l'émotion, le corps»...(dans la page qui annonce les séminaires d'étude autour de ce concept, ST donne cette définition:«..an object that causes us to think differently about such categories as self, other, intention, desire, emotion, the body...»). De quelle nature serait cette transformation? S'agit-il d'une hypothèse , d'une description empirique des comportements liés à ces objets ou d'une véritable  évolution dans la conceptualisation qui serait déjà pensable?  
     
  Whither Psychoanalysis in a Computer Culture?  
  Conférence de Sherry Turkle à la Société Sigmund Freud à Vienne le 6 mai 2002.
Publiée sur KurzweilAI.net le 23 octobre 2002.
 
  Une web-biblio de ST est commencée sur ce site.  
  Geneviève Lombard 25 avril  2004.Modifié le 16/8/04.