Blogs et Temps : Fuite en avant

bt Pour François Guillaume Ménageot, ce sont l'Etude et l'Amour qui essaient d'arrêter la Fuite du Temps, ses  ailes faucheuses, son "emportement" écrasant.Le temps, l'arrêter en l'accrochant au livre ou le suspendre avec la prière des amants (nous sommes en 1780).
Ce mouvement impétueux droit devant, va-t-il condamner à l'écrasement tout ce qui apparaitra?
Quelle chance d'advenir pour les espaces de la nouveauté?
Et (question de 2006)à l'intérieur de ces espaces juste découverts, le temps pour penser (malgré ou à cause de ses lenteurs) peut-il encore s'installer et déployer ses propres modalités, qui sont le contraire de la fuite?
La blogosphère pourrait-elle devenir un monde sans pensée ?
Fuite en avant?
Dans son interview intitulé "Le Nouveau Royaume des Idiots"que le Courrier International n° 826 du 31 août 2006 publie, Norbert Bolz oppose le temps de la déduction à la quasi immédiateté de l'information:
"Chez Kant, la raison n’est assurément pas limitée par le temps. Avec Habermas, on peut encore discuter pendant un temps infini. Cela est toutefois de plus en plus irréaliste. Aujourd’hui, il s’agit de passer au crible le plus de matériel possible en un temps le plus court possible. En un mot : la raison classique était indépendante du temps ; aujourd’hui, nous n’avons pas la tranquillité nécessaire pour traiter les informations les unes à la suite des autres. Il vaut mieux repérer l’important en quelques secondes que maîtriser la déduction.”
Sommes-nous vraiment dans une précipitation telle que les saisies immédiates de l'information ne nous laisseraient plus de temps pour penser et annonceraient "la fin de la raison"? Je crois plutôt qu'il devient urgent de ne pas trop simplifier tout ce qui se passe dans ce "Nouveau Royaume" et ceci pour différents motifs.
Travaux forcés..?...?
D'abord parce que la nécessité de  combiner construction, déduction et saisie immédiate  existe très consciemment chez les blogueurs qui y réfléchissent; j'ai parlé de M.Lessard qui réorganise  "un classement raisonné"dans les matières discutées sur son blog, mais c'est le cas depuis longtemps sur homo numericus avec Pierre Mounier et il y aurait bien d'autres exemples de blogueurs qui s'intéressent essentiellement à une étude objective du fonctionnement même de la blogosphère dans tous ses aspects.Cette "conscience épistémique" chez ceux qui cherchent à expérimenter pour comprendre ira croissant:ils ne laisseront probablement pas l'auto-organisation directement commandée par les supports utilisés  (et leurs transformations) imposer sans recours tous ses effets.
Mais surtout parce que la question d'allier ce qui est saisie purement immédiate (par "la vue" et "l'intuition") et ce qui résulte du "travail de la raison"  est  une question débattue depuis bien longtemps dans la philosophie, qui oriente soit vers une recherche d'unité (comme chez Spinoza par exemple) soit se construit par oppositions et clivages(Socrate contre les Sophistes par exemple).L'appel fait par Norbert Bolz à Nicolas de Cues (Idiota 1450) ne manque pas de saveur car en apparence "le pauvre profane" y est bien en opposition avec "le très riche orateur".C'est par " profane" (plutôt qu'idiot) que Maurice de Gandillac avait choisi de traduire "idiota"(1).Donc "Un pauvre Profane rencontra sur le marché de Rome un très riche orateur.."Ce "profane" est celui qui va  nous dire à sa façon ce qu'il en est de la "docte ignorance", de la "théologie négative", il "sait" quelque chose que l'orateur lettré qui veut lui faire la leçon ne sait pas.Ce qu'il "sait", lui qui n'a rien lu et qui trouve plaisir à sculpter des cuillers en bois, il voudrait juste le faire goûter, et même pas, il voudrait juste en communiquer quelque chose comme un "avant-goût", ce qui va merveilleusement marcher (il va convaincre l'orateur donc) et les deux "réconciliés" vont ensuite essayer d'en transmettre quelque chose à un troisième (le Philosophe)...puis du Philosophe, ce courant apophatique trouvera sa voie jusque dans les interrogations du Psychanalyste (2).
Ce qui est si précieux et encore si actuel chez Nicolas de Cues, c'est que sa grande culture (voir l'usage qu'il fait d'un tableau de Roger de la Pasture) et sa position éminente dans l'Eglise ne l'empêchent pas d'interroger d'une manière particulière la pensée affrontant ses limites sans pour autant capituler. Rencontrant des paradoxes, il a ce courage intellectuel de ne pas vouloir les résoudre de force, comprenant bien avant Winnicott les résultats catastrophiques d'une solution simplificatrice ( ce serait le renforcement des clivages et oppositions), et le genre d'abandon de la pensée qui se déguise dans tous les dogmatismes.
Pour la blogosphère comme pour tout objet de pensée, ne pas commencer par poser des "séparations" mais plutôt étudier aussi tranquillement que possible ce qui se passe ou semble se passer. Ce qui réduit à quelques secondes le "temps pour penser" et donne ce sentiment d'avoir à courir en vain derrière des avancées qui avancent toujours plus peut être référé à différents facteurs:
D'abord le développement des technologies lui-même, et c'est ce qui fait que les blogs d'écriture sont en train de devenir très rapidement des blogs de podcasts, ce qui change immédiatement beaucoup d'aspects des choses et qui semble inéluctable: les auteurs de blogs sont emportés par cette innovation, leurs images, leurs voix vont devenir (deviennent) plus importants dans la blogosphère que leurs écrits.La "conversation" prend tous ses droits, cela va bien dans le sens de la généralisation de la doxa que Norbert Bolz désigne dans son interview.Mais  la doxa sans limites n'est possible que s'il y a une totale capitulation des exigences de pensée.Ce qui dans la blogosphère produirait cela massivement et plus qu'ailleurs, s'enracinerait à mes yeux dans le sentiment de triomphe narcissique associé à l'usage de ces nouvelles techniques. Ce triomphalisme pourrait aller se modérant (peut-être que les Digital Natives n'ont déjà plus nos engouements de Digital Migrants)mais plusieurs choses le renforcent:
Si "courir en tête" s'associe au souhait de conquérir du pouvoir (politique par exemple)ou d'être un influenceur de pouvoir, ou au désir de l'emporter dans des affaires en concurrence (le commerce des technologies), alors il faudra tout faire pour continuer à "courir en tête" et ce "coureur" sera suivi d'une longue file d'autres coureurs, dont la seule préoccupation est de le dépasser (ou seulement de ne pas être lâchés par lui), le rythme va s'emballer.Il est évident que ces  cas de figure deviennent dominants dans le deuxième temps de la blogosphère.C 'est cette frénésie (qui ne peut que s'enfler) qui mettrait (ou pourrait mettre) OUT les endroits plus tranquilles.. C 'est elle qui fait naitre la nostalgie pour les temps de la première blogosphère, elle qui mettrait tout le monde au régime des travaux forcés si on s'y laissait aller.. Les blogocrates de toutes sortes existent, mais peuvent-ils régner sur tout en  emportant tout avec eux..? je ne le crois pas.
1.Oeuvres choisies de Nicolas de Cues, avec une introduction de Maurice de Gandillac Aubier 1942. 
Le Profane (idiota) 1450.
"L'idiota est,selon l'étymologie grecque, le "simple particulier" par opposition au technicien.Au Moyen-Age le mot désigne souvent le laïc(antithèse du clerc) mais aussi le Franciscain de la première période par opposition au savant Dominicain."
2.Jean-Paul valabrega:La Psychanalyse Savante in L'Inconscient numéro 8 Enseignement de la Psychanalyse octobre 1968
Genevieve Lombard Bordeaux 26 septembre 2006